« Écouter Ostrom »


Elinor Ostrom, Discours de Stockholm, en réception du Nobel d’économie 2009, préface de Benjamin Coriat, C & F éditions, Caen, 2020.


Le destin et l’œuvre d’Elinor Claire Ostrom, née Awan en 1933, sont emblématiques d’un rêve américain : cette jeune femme brillante, d’origine très modeste, se définit elle-même (p. 112) comme « une enfant pauvre (élevée) dans une école de riches (Beverly Hill High School) ». Résidente de l’État de Californie, elle fut admise à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles), première de sa famille à poursuivre des études universitaires [1]. Contrainte de gagner sa vie après sa licence d’économie, elle revint ensuite à l’université, contribua à des recherches sur l’approvisionnement en eau de la basse Californie dans le sillage de Vincent Ostrom qui deviendra son mari. Son doctorat en poche, elle le suivit à l’université de l’Indiana en 1965 où se déroula l’essentiel de sa carrière académique, jusqu’à être distinguée par le comité Nobel en novembre 2009, première femme à recevoir ce grand prix économique !


Le discours de la récipiendaire, prononcé à Stockholm le 8 décembre 2009, bien traduit en français, constitue l’essentiel de ce petit ouvrage. Hommage intellectuel vigoureux, la préface que Benjamin Coriat titre : « Écouter Ostrom », souligne ce que cette lauréate eut de vraiment original : d’abord par son attachement à une approche transdisciplinaire des questions économiques qui, pour elle, devraient être nourries par la science politique, par la sociologie et par l’anthropologie ; ensuite par son effort constant d’inscrire l’action économique dans son contexte historique et social; et, enfin, par son insistance à démontrer, par l’exemple, que les institutions économiques, imaginées par les hommes au cours de leur longue histoire, sont parfois plus subtiles et plus pragmatiques que ne le laissent entendre les manuels classiques d’économie ! La préface de Coriat insiste aussi sur les multiples interprétations auxquelles se prête une telle œuvre qui navigue, de façon originale, entre une méthode proprement historique, l’école des choix publics, un écologisme raisonné et l’analyse du développement [2].

Le discours d’Ostrom, titré par elle « au delà des marchés et des Etats », dévoile le large spectre des institutions qui furent inventées, au fil du temps et de la géographie, pour exploiter des ressources que des groupes humains homogènes ont choisi de mettre en valeur ensemble, selon des règles communes, crédibles, durables et acceptées, afin de les entretenir et d’en partager raisonnablement les fruits.

Tous en rendant hommage aux modèles simplistes qui décrivent la société économique comme un colloque d’hommes sortis d’un même moule, bien informés, rationnels et mus par un instinct utilitariste (p. 41), elle démontre, par des études de cas, que cette description du monde économique est non seulement caricaturale, mais qu’elle ne décrit ni n’explique un vaste ensemble de situations concrètes et de comportement sociaux dont les acteurs se comportent tout autrement que ne le font les pantins répondant au schéma de l’homo economicus. C’est en observant attentivement ces phénomènes que les équipes associées à Elinor Ostrom ont pu poser les bases d’une analyse plus fouillée et plus « polycentrique » des comportements économiques.

Elinor Ostrom est restée fidèle à l’équipe, initiée par Vincent Ostrom qui l’a accompagné pendant un demi-siècle (de 1963 jusqu’à son décès en 2012) ; elle associa très étroitement de nombreux contributeurs à son propre succès ; et leur témoigna sa reconnaissance tout au long de son long discours qui fut, volontairement, écrit à la première personne du pluriel (nous…) !

Cet exposé hésite, par moment, entre témoignage et cours magistral ; mais il exprime surtout le souci chronique de la récipiendaire : rester mesurée et respecter les nuances ; et prouve sa profonde humilité scientifique, une qualité assez rare parmi ceux qui reçoivent une pareille distinction ! Le sous-titre qu’elle avait choisi (gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes) en fait foi comme l’ensemble des points de méthode qui émaillent son texte : attachement au terrain et à l’observation, soin d’éviter toute généralisation hâtive, auto-critique réflexive qui la pousse à entretenir des « discussions informelles » avec les acteurs qu’elle observe et à s’interroger constamment sur la véracité de ses propres conclusions.

C’est ainsi, semble-t-il, que se construisit progressivement son refus de réduire les comportements économiques aux deux seuls modèles autour desquels s’organise l’essentiel de la doctrine : les marchés concurrentiels d’une part ; et l’économie publique autoritaire, de l’autre. Une tierce forme institutionnelle, qui fut qualifiée dès 1961 par Vincent Ostrom et ses collaborateurs comme « polycentrique », implique des individus, des organismes privés ou publics qui sont liés par des contrats et par un désir de coopération volontaire ; ces institutions incluent des procédures d’arbitrage ; elles engagent aussi les parties prenantes dans une interaction constante qui constitue le prix à payer pour éviter à la fois une exploitation chaotique des ressources et leur épuisement du fait de l’abus des passagers clandestins [3].

Le champ des travaux entrepris par les équipes d’Ostrom est donc à la fois étroit et large : étroit car il ne couvre que des activités spécifiques que la société française assimile souvent à un « service public »; et large puisqu’il s’agit d’activités vitales pour la société humaine comme son approvisionnement en eau, la sécurité urbaine ou les pêcheries. Avec précaution, Ostrom indique (p. 45) : « nous avons montré que complexité et chaos ne sont pas synonymes dans la gouvernance des territoires ». Un constat qui tient compte de la grande diversité des situations étudiées par ses équipes et qui est profondément imprégné par les analyses socio-économiques qui l’ont précédée concernant les coûts de transaction (John Commons, 1924), la logique du comportement humain (Karl Popper, 1961 ; Herbert Simon, 1981), le changement institutionnel (Douglas North, 1990) et qui limite la portée du pessimisme de Garrett Hardin (1968) qui prédisait l’épuisement inéluctable des communaux [4]!

Le diagnostic résumé par le discours de Stockholm s’avère donc raisonnablement optimiste : malgré l’absence de règle simple et univoque, des institutions pérennes ont pu administrer durablement des ressources communes à travers l’histoire ; ces institutions se sont manifestées en des lieux fort divers ; de telles institutions sont encore concevables aujourd’hui, sans que l’on puisse cependant les réduire à un principe universel. Fondées sur de nombreuses observations empiriques, certaines régularités ont été relevées par Ostrom qui cite à titre d’illustration : des droits d’usage bien définis, des coopérations volontaires, des fonctions d’échevinage, une sanction directe des abus, une forme  quasi-prud’homale pour résoudre les conflits, la validation de ces mécanismes locaux et subsidiaires par des autorités de rang supérieur qui respectent le principe de subsidiarité etc.

Pourrait-on prolonger l’étude empirique par une expérimentation en vraie grandeur qui aille plus loin ? C’est évidemment ce qu’espérait Elinor Ostrom : au delà de la méta-analyse qu’elle effectua à partir de ses propres approches du terrain, la fin de son discours évoque quelques tentatives portant sur l’irrigation agricole et sur la gestion forestière. Après un demi-siècle d’expérience, le jugement d’Elinor Ostrom sur le comportement humain pencha, semble-t-il à la relire ici, plutôt vers le scepticisme : en l’absence de toute certitude prouvée (p. 79) « les individus utilisent des règles empiriques (…) dont ils savent qu’elle fonctionnent bien ». Mais cette démarche heuristique bute évidemment sur les vraies situations de rupture[5]. Or, un voile d’ignorance ne saurait évidemment satisfaire cette femme rationnelle qui admet volontiers le constat, lui aussi empiriquement démontré, que la sélection naturelle est « une évidence en biologie » écrit-elle (p. 81).

Dans un contexte favorable, note enfin Mme. Ostrom, l’individu rationnel s’avère capable d’échapper au dilemme social posé par Hardin. Faudrait-il pour cela que chacun se sente libre d’échapper à un contexte qui paraît pourtant le contraindre? Pour qu’une telle hypothèse reçoive une réponse crédible, Ostrom aurait aimé élargir ses études vers ce qu’elle nomme « des systèmes socio-écologiques (comme l’exploitation forestière citée plus haut?). Elle se défie des autorités politiques centrales qui ne peuvent avoir, à son avis, qu’une efficacité limitée. Cela la conduit à prononcer un jugement assez négatif sur les politiques de quotas imposées d’en haut.

Éminemment complexe par nature, l’interaction entre les hommes est tout sauf simple ; prendre cette complexité en compte est donc essentiel pour comprendre la société. Si des modèles rustiques peuvent nous y aider, tirons-en profit, dit-elle ! Mais, puisque le monde réel échappe souvent à notre modèle, contentons-nous d’en explorer humblement la complexité pour tenter de le décrire sans être manichéens ! En révélant l’existence et la stabilité de situations dans lesquelles des hommes autonomes et responsables sont en mesure de coopérer volontairement, de se soumettre à une règle commune, d’unir leurs forces tout en produisant en concurrence les uns avec les autres (cas des pêcherie, notamment) Ostrom insiste sur la diversité des conditions et des motivations de l’action humaine. Sans le citer vraiment, pourrait-on dire sans la trahir, elle redécouvre ce que Mises appela l’individualisme méthodologique qu’elle qualifie et qu’elle nomme toutefois autrement (p. 47) ?


Jean-Pierre Chamoux est professeur émérite à l’université Paris-Descartes [6].


[1] Les université d’État américaines sont très bon marché pour les étudiants qui résident dans cet État.

[2] Surprise du calendrier : le Prix attribué en novembre 2019 à Esther Duflo, à son époux Abhijit Banerjee et à Michael Kremer met aussi en valeur des travaux et des méthodes liées à l’économie du développement ; il récompense une femme pour la seconde fois, après Ostrom ; il associe toutefois son compagnon d’études et de vie (ce que n’avait pas fait le comité Nobel pour Vincent Ostrom) ; et, s’il couronne une approche micro-économique (comme celle d’Ostrom), il s’agit cette fois-ci d’évaluer des politiques publiques et non des institutions originales comme ce fut le cas en 2009 ; les deux lauréates ont, enfin, l’une et l’autre suscitée la réticence d’économistes plus classiques !

[3] Autrement dit : pour échapper à la « tragédie des communs », expression popularisée par Garett Hardin in : Science, 162, pp. 1253 sq.

[4] « terres (ou pâtures) dont l’usage est commun aux habitants d’une ou de plusieurs communes » (Littré, t. I, Hachette, Paris 1873)

[5] Ruptures que l’on qualifie aujourd’hui de « disruption », face à l’innovation numérique, en particulier : cf. n/traité : L’ère du numérique, ISTE, London, 2018, vol 2, chap. 1 à 3

[6] Pour une réflexion plus orientée sur l’œuvre et sur la méthode d’Elinor & Vincent Ostrom, voir notre article : « Gestion des ressources naturelles, La voix singulière d’Elinor Ostrom », Sociétal n°72, 2° trim. 2011, p. 101-107.