« La propriété est au cœur de la civilisation. »

Max Falque est interrogé par Éric Le Ray dans l’émission canadienne « Écologie, vie, nature et entrepreneuriat » du 26 juillet 2022. Il évoque son parcours et sa contribution intellectuelle à notre dixième conférence internationale.

Le texte ci-dessous est une transcription de l’entretien, remaniée pour plus de lisibilité.

Éric Le Ray — Bonjour, Messieurs Dames, ici Éric Le Ray, pour l’émission « Écologie, vie, nature et entrepreneuriat ».

Je suis très content d’aborder une nouvelle fois un livre que nous avions déjà évoqué. Nous avions reçu Jean-Pierre Chamoux, de l’université Paris-Descartes, avec Pierre Desrochers, de l’université de Toronto [1]. Aujourd’hui, nous recevons un autre personnage important de cet environnement.

Monsieur Max Falque, vous aviez la responsabilité, avec Jean-Pierre Chamoux et Erwan Queinnec, de coordonner cet ouvrage Écologie, la nature a besoin d’entrepreneurs, qui est sorti aux éditions Libertés numériques [2].

Avant de passer à l’analyse de votre article et de votre pensée, j’aimerais revenir sur votre parcours. Vous êtes une personnalité reconnue depuis des années dans le domaine des sciences politiques et de l’économie.

Vous êtes juriste et économiste, diplômé de Sciences Po Paris. Vous avez été consultant international en politique environnementale depuis que la Fondation Ford vous a attribué une bourse de recherche à l’université de Pennsylvanie en 1970. Est-ce à partir de ce moment que vous vous êtes intéressés aux États-Unis ?

Max Falque — J’ai reçu dès 1958 une bourse pour Queen’s University, à Kingston, Ontario. J’ai passé là-bas plusieurs mois. J’ai pris contact avec le monde anglo-saxon. C’était une expérience tout à fait extraordinaire.

Mais j’ai vraiment abordé les problèmes d’environnement à la suite de cette bourse de recherche à l’université de Pennsylvanie en 1970. J’ai énormément lu et travaillé. J’ai pu suivre les cours de doctorat. Je me suis appesanti essentiellement sur les problèmes de droit de l’environnement. Je suis revenu à ma discipline antérieure, qui était véritablement le droit.

Je viens justement de publier un ouvrage sur ce thème, qui comprend une trentaine de collaborations anglo-saxonnes et françaises [3].

Vous avez publié de nombreux articles et ouvrages sur la prise en compte de l’environnement pour l’aménagement du territoire et pour la mise en œuvre de politiques faisant appel aux droits de propriété et aux instruments économiques dans le respect des libertés.

En particulier, vous avez écrit un ouvrage collectif avec Guy Millière [4]. C’est par son intermédiaire que vous avez rencontré Alain Madelin. Il avait été à l’origine d’une initiative ou d’une réflexion sur l’environnement, qui avait abouti à un ouvrage collectif sur la pensée libérale sur l’environnement.

J’ai travaillé dès le départ avec Alain Madelin. Je peux dire que je l’ai initié aux problèmes d’environnement libéral. Il faut dire qu’il comprenait très vite. J’ai eu énormément de plaisir dans cette collaboration, parce que c’est une personne remarquable.

Il a fondé l’ICREI à Paris en 1992. Mais à partir du moment où il a été renvoyé du gouvernement, il n’avait plus de moyens à sa disposition. J’ai donc pris la tête de l’institut avec un nouveau président : Michel Massonnet.

Pourriez-vous rappeler qui est Alain Madelin et ce qu’est l’ICREI ?

Alain Madelin a fait une carrière brillante. Il est arrivé au poste de ministre des finances. Malheureusement, il a été renvoyé immédiatement par Alain Juppé.

Il a fait l’erreur de nous engager à faire la campagne pour Jacques Chirac. Nous n’étions pas particulièrement alignés avec cette idée, mais Alain Madelin avait des ambitions, qu’il a d’ailleurs réalisées puisqu’il a été ministre des Finances.

À partir du moment où il n’a plus été ministre, il a démissionné de son poste de président de l’ICREI. Tout naturellement j’ai pris l’affaire en main, notamment avec l’équipe des économistes libéraux d’Aix-en-Provence, que je connaissais bien.

Nous avons rapatrié l’ICREI de Paris où Alain Madelin et Henri Lepage jouaient un rôle très important. À partir de là, nous avons décliné les ressources environnementales en termes de droit de propriété, c’est-à-dire que nous avons examiné, pour chaque ressource environnementale, le rôle potentiel des marchés et des droits de propriété.

L’ICREI a organisé tous les deux ans un colloque, dont les actes étaient publiés. L’ouvrage que nous présentons aujourd’hui correspond à la dixième conférence.

J’étais parvenu à financer les autres conférences assez normalement. Cette dixième conférence à Aix a été réalisée malgré des conditions financières très difficiles.

À Aix, c’était autour de l’équipe de M. Garello : le père et le fils.

Il y avait aussi toute une équipe de jeunes thésards qui préparait l’agrégation et qui ont donné une ambiance intellectuelle de haut niveau. Il y avait aussi Jean-Pierre Centi, qui est doyen de la faculté d’économie. Le rapatriement de l’ICREI sur Aix a été très bénéfique, sur le plan intellectuel comme matériel.

Alain Madelin était un homme politique classé comme libéral classique. Au moment de sa démission, vous avez pris le relais comme délégué général de l’ICREI. Parlez-nous de la mission de cet organisme.

La mission de cet organisme est de dire qu’il y a une autre voie que la réglementation — command and control. On peut gérer les problèmes d’environnement à travers le marché et les droits de propriété — essentiellement les droits de propriété, qui étaient un domaine qui n’était pratiquement pas exploré à ce moment-là.

Nous avons fait des conférences tous les deux ou trois ans, selon les disponibilités, le financement, etc. Nous avons travaillé sur les problèmes de l’eau, les problèmes fonciers, les problèmes de climat, les problèmes agricoles, les problèmes de forêts, etc. Nous avons décliné les grandes ressources environnementales au regard des possibilités des droits de propriété et du marché.

Nous sommes tout à fait dans la logique libérale de PERC, aux États-Unis, avec qui j’ai travaillé, du Competitive Enterprise Institute, avec Fred L. Smith Jr., etc. J’ai beaucoup travaillé aux États-Unis.

La devise de cet organisme est inspirée de Wright Mills : « L’imagination économique et juridique au service de l’environnement »

J’avais lu le livre de Wright Mills [5], que j’avais trouvé très intéressant. Cela correspond à ce que nous voulions faire. Nous avons en partie réussi. Nous avons au moins ouvert une porte sur le plan intellectuel.

Cette porte, nous espérons l’ouvrir ici, au Québec et au Canada.

Vous avez Pierre Desrochers, ainsi que Michel Kelly-Gagnon, de l’Institut économique de Montréal.

Revenons sur le concept d’entrepreneuriat environnemental. Vous expliquez que c’est un concept politique du XXIe siècle, mais qui a des racines anciennes.

Au XIXe siècle, les industriels avaient déjà une place très importante. Ils faisaient de l’économie de matière. Pour eux, c’était capital. Jean-Pierre Chamoux l’avait très bien mis en évidence. Tous les ingénieurs qui ont pris la tête des grandes entreprises au dix-neuvième siècle voulaient avant tout éviter le gaspillage. Ils ont mis en place des procédés et des techniques qui économisent les ressources.

L’économie de ressources a tellement bien fonctionné qu’en 1864, The Economist a créé un indice qui mesure le coût des matières premières de 1845 à nos jours. Aujourd’hui, cet indice est publié chaque semaine. Le prix des matières premières n’a fait que baisser. Il n’y a absolument pas de manque de ressources naturelles. Il n’y a pas de manque de charbon, il n’y a pas de manque de pétrole. Il y a de l’abondance. Le problème est purement politique.

Vous vous appuyez sur les statistiques, sur les faits vérifiables, et non sur l’idéologie.

Selon les données consolidées par The Economist Commodity-Price Index, le prix s’est effondré depuis deux siècles. Dans le même temps, le niveau de vie de la population mondiale a augmenté dans des proportions incroyables. En Europe et dans le monde entier, l’enrichissement est extraordinaire. Cette courbe de l’évolution du prix des matières premières devrait être étudiée dans toutes les cours d’environnement.

Vous avez écrit un article dans cet ouvrage collectif, que vous avez appelé « Institutions et entrepreneuriat environnementale ».

Vous affirmez que l’entrepreneuriat est lié à la notion d’institutions. Vous avez soumis une définition par Douglass North, un prix Nobel d’économie : « Les institutions sont les règles du jeu d’une société ou, plus formellement, des contraintes humaines qui guident l’interaction des hommes (entre eux). Il s’agit de règles et de normes que les hommes suivent dans leur vie courante : des contraintes formelles, mais aussi informelles. » Vous expliquez que ces relations entre les hommes mais aussi par rapport à leur environnement. En quoi est-il important d’avoir des institutions qui supportent les codes, ce que vous appelez l’économie associée à la force politique ?

North a été le pionnier dans ce domaine de l’économie institutionnelle. Il montre que au-delà des règles, en amont des réglementations et des politiques, il y a les institutions qui sont un corps de croyances commun à un ensemble de citoyens et de nations, dont notamment les droit de propriété. Les droits de propriété sont une institution sans laquelle la vie est impossible. Cela va de soi. Les institutions n’ont pas besoin d’être expliquées ni enseignées. Elles sont au cœur de l’homme, au cœur des civilisations. Toutes les civilisations n’ont pas la même croyance institutionnelle.

Dans le livre que je viens d’écrire sur les droits de propriété, nous avons travaillé sur ce sujet avec François Fachhini, qui est d’ailleurs aussi auteur dans le livre que vous avez publié. Nous avons montré que des deux côtés de la Méditerranée, il y a une énorme différence de développement, qui est due au fait que nous avons des institutions fondamentalement différentes : du côté sud de la Méditerranée, c’est l’islam qui commande et il n’y a pas véritablement de droits de propriété. L’islam, dans ses institutions, n’accepte pas les droits propriétés individuels tels que nous les connaissons. Il y a une vague propriété, et toute la propriété appartient à Allah, à Dieu. Sans ce type d’institution, une société ne peut pas se développer. 

Vous expliquez que l’entrepreneur est celui qui saisit des opportunités d’affaires liées au domaine de l’environnement. Mais vous expliquez que les entrepreneurs s’appuient sur l’institution fondamentale qui sécurise l’action humaine : le droit de propriété. Vous affirmez qu’il y a une différence d’institutions. Est-ce une question de philosophie, de regard sur l’individu par rapport à la liberté, à la notion de liberté individuelle, de conscience individuelle ?

Les différences d’institutions sont liées à la conscience individuelle. Mais les gens intègrent ces notions, n’ont pas besoin d’en parler. Il va de soi que les gens utilisent les droits de propriété dans leur vie courante. Sans droits de propriété, la vie est impossible.

À l’heure actuelle, on voit, en France comme ailleurs, que les écologistes veulent détruire le marché. Le marché aussi fait partie des institutions. Le marché et les droits de propriété sont des grands concepts qui guident les sociétés, et sans lesquels tout le reste s’effondre.

En remontant au niveau institutionnel, on comprend que les lois, les règlements, les modes de fonctionnement, l’économie, dépendent de ces institutions fondamentales.

Vous expliquez aussi le rôle très important des entrepreneurs. Vous citez les travaux de Laura Huggins en 2014 : « Les entrepreneurs existent au sein de tous les pays et de toutes les cultures. » (p. 196). Vous citez les différences d’institutions, mais le point commun est qu’on retrouve des entrepreneurs. Cependant, comme ils n’ont pas les mêmes institutions, ils ne peuvent pas se développer de la même façon. « Ils s’efforcent de trouver des solutions là où les autres ne voient que des problèmes. Dans le domaine de l’environnement, ce sont des personnalités ou des groupes qui pensent aux opportunités qu’offre l’innovation dans l’économie verte (green business). Ils prennent les risques qu’implique la conversion des idées en réalité. » (p. 196).

L’esprit d’entreprise appartient à la société occidentale. C’est quelque chose qui est au cœur de la société occidentale. Dans d’autres pays, ou civilisations, il n’y a pas ce corpus qui est accepté par tout le monde.

L’entrepreneuriat est plutôt mal vu dans certaines sociétés, parce qu’il détruit un ordre social qui devrait être immuable. C’est notamment vrai pour les pays islamiques, qui ont beaucoup de mal à se développer, parce qu’ils sont dans un ensemble de croyances où l’entrepreneur est quelqu’un qui dérange plutôt qu’il n’arrange.

S’il n’y a pas un contexte de liberté, l’entrepreneuriat ne peut pas se développer. C’est ce qui se passe dans des pays comme la France, où il y a effectivement des entrepreneurs environnementaux. Mais la structure de la France et ses profondes croyances dans la bienfaisance de l’État font qu’on ne permet pas aux individus de se développer sans l’accord du gouvernement. Dans les faits, c’est le gouvernement qui finance et qui juge de l’utilité d’un progrès social, économique ou technique.

Pourtant, ce n’est pas son rôle. Bastiat rappelait que l’État doit être garant, mais pas gestionnaire, des libertés.

En France, depuis même l’Ancien Régime, la puissance publique a toujours été considérée comme le moteur de la civilisation. On met en avant que c’est la puissance publique qui apporte le bonheur. En réalité, elle développe une bureaucratie énorme, qui elle-même va empêcher les autres de travailler.

Un bon exemple d’entrepreneuriat environnemental qui reste à mettre en œuvre est le problème des océans. Ils couvrent 70 % de la planète et sont des biens non appropriés. Il n’y a pas de droits de propriété. C’est très sympathique parce que tout le monde a accès à l’océan, mais c’est évidemment la tragédie des biens communs de Hardin, que l’on connaît bien. Les entrepreneurs ont besoin de droits de propriété. Mais l’administration, et notamment les organisations internationales, s’opposent à des droits de propriété sur l’océan, qui doit rester ouvert à tout le monde — ce qui est sympathique mais qui ne permet pas le développement.

Reste à mettre en place des droits de propriété sur les océans. On a commencé avec les quotas individuels transférables pour la ressource halieutique (les poissons). Pour le reste, il est extrêmement difficile d’avoir des droits de propriété. Pour faire un forage, c’est très complexe. Les réglementations nationales et internationales s’opposent à la privatisation du fonds des océans. C’est pour ça que l’océan reste peu exploité.

Imaginons que la terre n’ait jamais été appropriée. Ce serait un vaste désert, puisque personne n’aurait eu intérêt à investir et à faire quelque chose. L’extraordinaire, c’est que précisément les droits de propriété et l’imagination humaine ont permis à l’homme de se développer sur terre. Mais pour la mer, cela reste encore à faire. C’est un chantier extraordinaire. Il y a des possibilités.

Vous distinguez trois niveaux d’entrepreneuriat appliqué à l’environnement (p. 201). Le premier est celui d’innovateurs institutionnels, concepteurs de grands principes déclinés en textes fondamentaux.

Il s’agit de toute la législation sur les droits de propriété. La propriété est couverte de réglementations et de lois qui permettent de régler les conflits et de rendre possible l’exploitation.

Le deuxième niveau d’entreprenariat environnemental est celui des inventeurs de formes originales d’appropriation et de gestion de l’environnement.

Je pensais aux quotas individuels transmissibles de pêche, qui ont été inventés d’abord sur la côte est des États-Unis, mais qui maintenant couvrent les pêcheries de l’Ouest Pacifique.

Cela remplace cette course à l’échalote où chacun, avec des bateaux de plus en plus puissants, tâche de prendre le maximum de pêche en un minimum de temps. Cette situation entraîne des risques d’accidents, parce que les pêcheurs se battent pour accéder aux lieux de pêche. C’est terrible, puisqu’ils ne pêchent pas que les poissons commerciaux. Ils pêchent aussi de nombreuses espèces qu’ils renvoient la mer et qui sont condamnées. Ils appauvrissent l’ensemble des ressources halieutiques.

Maintenant, notamment en Islande, on donne des quotas de pêche à un certain nombre de sociétés de pêche. Une fois qu’elles ont pêché leur quota, elles n’ont pas le droit de pêcher plus. Elles ne détruisent pas l’environnement. Elles peuvent revendre leurs droits de pêche sur un marché libre en Islande, ce qui permet de diminuer les investissements en matière de bateaux pour pêcher et ainsi d’économiser la ressource.

Évidemment, la France est opposée à ce système. La France a horreur des droits de propriété. « La propriété, c’est le vol », c’est tout ce qu’on veut… En réalité, sans propriété, il n’y a pas de développement.

Le troisième niveau d’entreprenariat environnemental est celui des entrepreneurs qui utilisent les institutions existantes pour les mettre au service de l’environnement.

Dans les dix conférences que nous avons oraganisées, nous avons toujours essayé d’utiliser les lois, les réglementations actuelles, pour les tordre au profit de l’environnement. C’est assez difficile, parce que vous menacez toute la bureaucratie. La bureaucratie ne veut pas de modification. Elle veut le monopole. En matière d’urbanisme, c’est manifeste. On est en train de mettre en place un système de zonage, qui d’ailleurs existe au Québec. Un tel système aboutit à la corruption. Une simple influence peut vous rendre millionnaire. Et si vous avez des millions, vous pouvez en distribuer. Au Québec, autour de Montréal, il y a eu plusieurs procès très importants sur ce sujet.

La commission Charbonneau en a parlé.

Si vous créez la rareté, la corruption est inévitable. Votre rareté peut être acquise par un simple trait de plume. Vous changez le zonage et vous faites des millionnaires. Vous vous faites des amis qui deviennent très riches et qui peuvent vous aider ultérieurement.

Mon expérience, précisément, d’être un entrepreneur intellectuel et d’essayer d’introduire de nouvelles quasi-institutions, a été très difficile. Je me suis heurté au statu quo. Les gens ne veulent pas changer, d’autant plus qu’ils se sont installés dans la corruption. Il n’y a pas de raison de changer.

Continuons sur le droit de propriété. Cela me paraît fondamental dans votre réflexion, et c’est un fait. Nous allons expliquer pourquoi il est important. Vous expliquez que les droits de propriété font plus qu’assurer la croissance économique. Ils remplissent une tâche fondamentale. Ils réduisent les risques de conflits, décentralisent le pouvoir des autorités, potentiellement abusives. Ils renforcent le pouvoir des individus.

Depuis la pensée communiste, avec Marx, on a vu des régimes socialistes, le régime fasciste en Italie, le national-socialisme, etc. Comment se fait-il que la propriété est le principal ennemi de ces sociétés-là ?

La propriété est détestée. Pour remplacer la propriété, il n’y a pas trente-six solutions. On produit des réglementations. Il est nécessaire de régler le problème des relations entre les hommes. La propriété le règle largement, et diminue les conflits. Dans un régime autoritaire, et surtout socialisant, l’idée centrale du marxisme était de supprimer la propriété. Ils y sont arrivés. Tous les pays qui ont supprimé les droits de propriété, non seulement se sont appauvris, mais ont ruiné l’environnement. C’est évident pour Cuba, la Corée du Nord et tous les autres.

On peut citer la Russie avec la mer d’Oural.

Partout, dès que vous supprimez les droits de propriété, vous avez des problèmes environnementaux très graves, parce que personne n’est responsable. C’est le principe de Harvin avec la tragédie des biens communs.

C’est très important dans votre pensée. Le droit de propriété assure l’émergence d’un marché. L’absence de droits de propriété rend l’échange impossible. Vous dites que sans échange, il n’y a pas de prix, donc pas de signal clair, ni pour les consommateurs, ni pour les producteurs. Les institutions ont besoin de droits de propriété ou les droits de propriété ont besoin d’une institution. Vous dites que les institutions doivent être vertueuses en fonction de ce que vous appelez l’état de droit (rule of law). Vous dites que sans état de droit, les droits de propriété peuvent être mis au seul service d’une élite ou d’une coterie, qui confisque les richesses à son seul profit.

Vous donnez un exemple tout à fait concret et américain. « Les passagers du Mayflower ont débarqué en 1620 en Caroline. Après avoir pratiqué l’agriculture collective et connu la famine, ils ont décidé de changer. Ils ont recouru à la propriété privée des terres agricoles pour responsabiliser les membres de leur communauté. Avec l’aide des Indiens, l’abondance fut ensuite au rendez-vous. » (p. 199). Comment expliquer que les Indiens ont pu les aider ? Avaient-ils eux-mêmes une notion de droits de propriété ?

Non, mais je pense que les indiens ont été sensibles au développement de l’idée de droits de propriété individuels. Le même phénomène se produit dans les régimes communistes. Certains travaillent et d’autres ne travaillent pas. Finalement, ceux qui travaillent en ont assez de payer pour ceux qui ne font rien.

Ce qui s’est passé est célébré chaque année par la fête de Thanksgiving. C’est une fête de famille où on mange la dinde. Il y a du sacré dans cette fête. Les Américains célèbrent notamment l’invention des droits de propriété.

C’est John Locke qui a écrit la première constitution de Caroline. Cette constitution a été reprise ensuite dans la constitution des états puis dans la constitution fédérale, où le droit de propriété, comme en France d’ailleurs, est inviolable et sacré. Mais en France, l’État considère que ce droit est peut-être sacré, mais qu’il va se servir d’abord.

Là, Jean-Jacques Rousseau a joué un rôle capital et stupide. D’ailleurs, il est célébré par tous les gauchistes du monde. Je me souviens de cette phrase de Tocqueville qui citait un auteur du XVIIIe siècle [6] : « La propriété est odieuse et tout homme qui la défend devrait être condamné à mort. » C’est précisément l’idée qui percole chez les écologistes. Ils ont horreur de la propriété. Ils veulent une propriété en commun. Mais ce système ne peut pas fonctionner.

En tout cas, il fonctionne dans des conditions qui ont été bien définies par Elinor Ostrom à travers la common property, c’est-à-dire une association de citoyens responsables qui développent des règles elles-mêmes très précises, qui donnent la responsabilité à ce petit groupe — par exemple, pour la gestion de l’eau.

Ostrom a joué un rôle capital dans la pensée environnementale. Elle est détestée par les écologistes. Ils voudraient qu’elle rejoigne le camp des communistes, c’est-à-dire l’abandon des droits de propriété, ou plus exactement une propriété qui appartient à la collectivité.

Le philosophe anglais Roger Scruton, disparu récemment, a écrit des textes admirables sur ce sujet. Il montre que la propriété est au cœur de la vie. Elle a été inventée par l’agriculture il y a dix mille ans. Dès les débuts de l’agriculture, on a naturellement élevé des clôtures, afin d’éviter la prédation, le vol et les bêtes sauvages.

À partir de là, la société a défini des droits de propriété de plus en plus abstraits.

Ils étaient d’abord très concrets, avec les remparts et les châteaux forts, qui marquaient bien la limite entre ce qui est à l’un et ce qui est à l’autre. Ensuite, le cadastre est déjà une représentation plus abstraite de l’espace. Maintenant, l’informatique définit des droits de propriété d’une façon électronique.

Vous citez les trois P (propriété, prix, profit), comme on a pu le voir avec les producteurs et les consommateurs. Mais vous utilisez aussi les trois I : incitation, information, innovation. N’est-ce pas révélateur d’une évolution constante ?

Les droits de propriété ouvrent la possibilité à l’incitation. S’il n’y a pas de limite fixe entre ce qui est à l’un et ce qui est à l’autre, personne ne va faire d’effort… C’est une incitation capitale de la propriété, parce que vous savez qu’à long terme vous avez un capital que vous pouvez exploiter mais aussi revendre. Vous pouvez l’améliorer et le revendre, parce qu’il y a un marché. Le marché foncier est extrêmement important. Ce marché foncier a des limites, que sont précisément les externalités environnementales.

Ces externalités environnementales doivent absolument être compensées, et il peut alors y avoir un marché des droits à compenser des externalités.

On touche un point essentiel de la critique des écologistes. Nous parlions de l’océan, qui me touche personnellement. Venant de Bretagne, je suis porté à être sensible à la surexploitation du sol, par exemple à la pollution des nappes phréatiques par les déjections des porcs. Dans les océans, on parle du septième continent à cause de lieux où se regroupent des quantités importantes de matière plastique.

S’agit-il de conséquences liées à l’abus de la propriété, ou au contraire à son absence ? Comment expliquer cette vaste pollution des océans ?

C’est extrêmement difficile, de même que dans l’espace, de définir des droits de propriété. Mais si on n’y réfléchit pas, ça ne se fera jamais. Je pense que les cinquante prochaines années devraient s’attacher à rechercher la façon de privatiser les océans, sous des formes très diverses. Ce sont peut-être des colonnes d’eau, peut-être l’attribution des fonds marins.

Si les océans recouvrent sept dixièmes de la terre, il n’y a pas de raison qu’ils ne renferment pas sept dixièmes des ressources. On ne peut pas éliminer la possibilité d’exploiter des ressources. Nous en avons besoin. À l’heure actuelle, il existe par exemple des forages pétroliers. Mais ils sont encadrés sous forme de réglementation, et pas de droits de propriété. Ce peuvent être par exemple des occupations temporaires. Le droit de propriété peut prendre de multiples formes. Ce n’est pas forcément la propriété absolue. Mais au départ, si vous n’avez pas de droit de propriété, vous n’avez pas d’accès aux ressources. Aucun entrepreneur ne va investir de l’argent dans quelque chose sur lequel il n’a aucun contrôle.

À propos des ressources, vous avez insisté sur l’index de The Economist, qui révèle que sur près de deux cents ans, les ressources augmentent. Pourtant, la dimension idéologique prend le dessus. En France, on doit quitter le diesel, le pétrole, et s’orienter vers l’électricité, alors que tout prouve qu’on est face à une augmentation du pétrole, du charbon. Pourquoi sommes-nous face à un brouillage idéologique ?

Si vous voulez soumettre les populations, vous devez leur faire peur. Le meilleur moyen, c’est de leur dire que le ciel va nous tomber sur la tête (le climat). « Et vous n’aurez plus rien à manger, parce que, voyez-vous, certains pillent les ressources. »

En réalité, ils ne les pillent pas. Ils les vendent. Donc il y a quelqu’un qui les achète. Et ça sert bien à quelque chose. Si ça ne servait à rien, ils ne les vendraient pas. Le marché est très important. Si une ressource vient à manquer, parce qu’elle est surexploitée, le prix est un indicateur remarquable pour exprimer la rareté.

Quand j’enseignais la science politique à l’université de Montréal, nous évoquions le rôle de l’État et de la réglementation. À l’époque, tout le monde pensait que l’État allait tout résoudre, et surtout les indépendantistes. D’où la tendance du parti québécois à s’appuyer sur l’État comme moyen de changer les choses.

À l’époque, les régimes communistes devaient donner un prix à des ressources qu’ils fabriquaient. Ils avaient des usines, ils fabriquaient des ressources. Mais quelles ressources fallait-il fabriquer ? Ils n’avaient pas d’informations. Alors, ils prenaient les catalogues des grands magasins, dont les prix reflétaient la rareté.

Sans prix, on est totalement dans l’ignorance de la valeur des choses.

Vous rappelez que vous avez une expérience personnelle en matière d’entrepreneuriat institutionnel. Vous citez neuf problèmes environnementaux sur lesquels vous avez réfléchi. Vous partez d’un constat : la plupart des pays sont réfractaires à l’entrepreneuriat environnemental.

Est-ce parce que l’État a tendance à vouloir conserver une sorte de monopole et nationaliser pour augmenter son contrôle, augmenter son pouvoir et l’argent qu’il peut récupérer auprès des citoyens ?

Oui, c’est un désir de puissance. L’administration intervient si c’est son intérêt, comme tout groupe humain. Le capitalisme de connivence (crony capitalism) est monnaie courante à l’heure actuelle où les grands industriels, les grands capitalistes, négocient avec l’État le prix des matières et mettent en place des normes de fabrication telles qu’ils éliminent la concurrence. Tout industriel, tout capitaliste, a horreur de la concurrence. C’est humain. Les États et le grand capital se mettent d’accord pour bloquer la concurrence, pour éviter de nouveaux entrants. Voilà la réalité.

J’ai publié il y a deux ans un article dans la Revue des Deux Mondes. C’est une revue intellectuelle qui a été créée au début du XIXe siècle. J’ai intitulé mon papier : « Écolos, grand capital, même combat ».

S’il faut privatiser l’océan pour pouvoir mieux gérer les ressources, est-ce qu’il faut privatiser l’espace ? 

Sûrement, oui. C’est ce qui se passe maintenant. Avec les satellites, il y a des droits de propriété. Il y a des accords entre les pays qui sont des formes de droit de propriété. Il faut éviter la saturation, les accidents, etc.

Quant aux océans, le problème est que c’est très difficile. Mais ce n’est pas parce que c’est très difficile qu’il ne faut pas le faire. On en revient à l’imagination sociologique.

Je rappelle que Max Falque a coordonné, avec Jean-Pierre Chamoux et Erwan Queinnec, cet ouvrage Écologie, la nature a besoin d’entrepreneurs, qui est sorti aux éditions Libertés numériques [2]. Je vous invite à le consulter sous forme numérique ou papier. Mais je laisse à mon invité le mot de conclusion.

La propriété est au cœur de la civilisation. Si on veut garder la civilisation, il faut développer les droits de propriété, sous des formes diverses et variées. Le grignotage permanent des droits de propriété au nom de l’environnement est catastrophique.

En développant d’autres droits de propriété, on protégera mieux l’environnement ?

Il n’existe pas de pays qui, ayant supprimé les droits de propriété, aient eu une économie et une écologie convenables. Tous ces pays sont ruinés.

L’économiste Hernando De Soto a joué un rôle très important. Il est d’ailleurs détesté dans les milieux écologistes. Il explique précisément que les pays, notamment en Afrique, ne pourront se développer que si on sécurise des droits de propriété. Ces droits de propriété peuvent d’ailleurs être coutumiers. Le droit et les institutions varient énormément d’un continent à l’autre, d’une civilisation à l’autre. Mais sans droits de propriété, quels qu’ils soient, coutumiers, réels, etc., il n’y aura pas de développement et il n’y aura pas de sauvegarde de l’environnement.

Merci pour cette belle conclusion.


[1] Occident — Écologie et entreprenariat, 18 mars 2022.

[2] Max Falque (dir.), Jean-Pierre Chamoux (dir.), Erwan Queinnec (dir.), Écologie, La nature a besoin d’entrepreneurs – Nature requires entrepreneurship, éditions Libertés numériques, 2021. Présentation sur le site de l’ICREI.

[3] Max Falque (dir.), Droits de propriété environnementaux / Property rights for the environment, Larcier Bruylant, 2022. Présentation sur le site de l’ICREI.

[4] Écologie et liberté : une autre approche de l’environnement, Paris, Litec, 1992.

[5] Charles Wright Mills, The Sociological Imagination, Oxford University Press, 1959.

[6] Il s’agit de Gracchus Babeuf.

[7] Max Falque, « Écolos, grand capital… même combat ? », Revue des Deux Mondes, février 2020.