En janvier 2012, Sir Roger Scruton a donné une conférence à propos de son livre Green Philosophy : How to think seriously about the planet (Atlantic Books, 2012). L’intervention était organisée à Londres par la Royal Society for the Encouragement of Arts, Manufactures and Commerce (RSA).
Dans l’extrait ci-dessous (vidéo de 13 minutes), le conférencier échange avec Matthew Taylor à propos de la conscience environnementale. Avec l’aimable autorisation de la RSA, nous publions une transcription de la conversation sur la version anglophone de notre site, et ci-dessous sa traduction en français. L’enregistrement audio complet (47 minutes) peut également être téléchargé, avec les questions et réponses de l’auditoire.
Roger Scruton. Il me semble que j’ai toujours eu une conscience environnementale aiguë. J’ai été élevé dans une famille socialiste et par un père pour qui l’habitat humain était le principal problème de l’époque. Il observait avec consternation l’évolution du style des années soixante dans l’architecture, et en particulier la destruction de sa ville par les urbanistes. Le conseil municipal était alors aux mains du Parti conservateur, qui était à son tour aux mains des constructeurs et des promoteurs.
Nous connaissons tous ce problème. En Angleterre, nous avons peut-être un meilleur bilan que la plupart des gens qui résistent à ce genre de destruction des habitats humains que nous avons vu s’étendre dans tout le pays depuis la dernière guerre. Presque toutes les villes où il y a quelque chose qui vaut la peine d’être conservé ont une société de conservation locale. Mon père a établi une telle organisation à High Wycombe, la ville où nous vivions. Il considérait cet engagement comme absolument fondamental pour la cause socialiste, à savoir qu’en défendant son établissement historique et les belles rues et façades qui y avaient été construites, il ne faisait que défendre les gens contre les exploiteurs. Ces gens faisaient des dégâts avec une grande entreprise de promotion venue d’ailleurs. Ce n’étaient pas des gens qui vivaient dans notre environnement, mais des gens qui l’exploitaient à leurs propres fins commerciales. Et bien entendu, le Parti conservateur était pour lui un instrument de ces forces maléfiques, dont elles pouvaient profiter pour exploiter le droit et les opportunités sociales depuis le sommet du pays. À l’époque, j’étais d’accord avec lui à ce sujet.
Je ne suis plus d’accord avec lui, mais j’ai hérité de son activisme cette pensée que l’habitat humain est tout aussi important que tout autre habitat que nous pourrions protéger. En effet, la protection de la nature n’a aucun sens si nous ne conservons pas en même temps les établissements viables dans lesquels les personnes peuvent s’installer et s’intéresser à leur environnement, car celui-ci est à la fois beau et familier. Cela m’a donc donné une autre idée de ce que serait vraiment l’activisme environnemental. Il ne devrait peut-être pas être mené au niveau de la politique nationale, et encore moins internationale. Il devrait , mais plutôt au niveau local, là où les gens protègent des choses qu’ils connaissent et aiment, les choses nécessaires à leur vie et qui leur donneront la disposition à faire des sacrifices – car c’est bien ce dont il est question.
C’est une autre approche qui a été adoptée et défendue par certaines grandes ONG et par le mouvement écologiste en Europe. Dans leur paradigme, ces questions sont si importantes qu’une fois que nous les avons définies, nous ne pouvons les résoudre qu’en réorganisant le monde. Et nous ne pouvons réorganiser le monde que si nous avons, en quelque sorte, une nouvelle planification pour la vie humaine. Cette nouvelle planification doit être convenue entre les nations, dans des traités auxquels nous participons tous, puis imposée par la loi comme une solution centrale au grand problème qui nous concerne tous. Le problème avec la planification, ce n’est pas seulement qu’elle tourne mal. C’est qu’elle dépend aussi de l’information que le planificateur reçoit des activités des gens ordinaires. De nombreux projets intéressants sur le plan environnemental ont été imposés à des gens et ont mal tourné, justement pour cette raison.
De nombreuses questions environnementales peuvent être abordées sous l’angle de la Tragédie des biens communs — du nom d’un article très connu écrit par Garrett Hardin. Selon cette étude, les problèmes environnementaux surgissent quand il y a une ressource commune sur laquelle personne n’a de droit spécifique. Afin de s’assurer une part maximale, chaque personne se sert autant que possible. Une solution à ce problème, dans certains cas, peut être la propriété privée. Si une personne a le droit d’exclure d’autres personnes de cette ressource afin qu’elle ne soit plus commune, alors, bien sûr, celle-ci n’est plus soumise à la tragédie. Mais ce n’est pas la voie que nous voulons suivre, parce qu’après tout nous ne pouvons pas tout privatiser, et en tout cas nous ne pouvons pas nécessairement faire confiance à la personne entre les mains de laquelle la ressource est privatisée. Mais il y a eu historiquement de nombreuses tentatives pour établir des formes de droit commun et de propriété commune qui résolvent de tels problèmes environnementaux. Un très bon exemple est celui de la pêche des Lofoten en Norvège, jusqu’à sa nationalisation au moins, dans laquelle une communauté de pêcheurs a géré pendant cent ans les stocks de poissons reproducteurs autour des îles, de manière à en faire une ressource renouvelable. Ce stock n’a jamais été sur-pêché. Les pécheurs en partageaient les droits et il existait une procédure de droits légaux et de moyens de résoudre les conflits, ce qui a conduit à la production de cabillaud jusqu’à un niveau durable. Nos pêcheries côtières fonctionnaient ainsi, jusqu’à ce que nous soyons contraints d’adhérer à la politique commune de la pêche, qui a introduit cette tragédie des biens communs, non seulement autour de notre côte sud, mais dans toute la mer du Nord.
Cette tragédie n’est qu’un exemple d’un problème plus général, à savoir que les gens externalisent leurs coûts. Si vous pouvez prendre le profit de quelque chose, mais en répercuter le coût sur quelqu’un d’autre, alors si vous êtes un être rationnel selon les modèles normaux de conduite rationnelle, c’est ce que vous allez faire. Je dirais que les solutions du marché ne sont les bonnes solutions que si les acteurs du marché paient réellement le coût de ce qu’ils font. Nos problèmes environnementaux surviennent parce que les gens ne paient pas le coût. Ils les ont transmis aux générations futures. Nous le constatons en particulier avec les subventions cachées qui ont rendu les supermarchés bien plus à même de faire face à l’économie moderne que leurs concurrents locaux. Les supermarchés peuvent facilement faire baisser les prix, mais ils le font uniquement parce qu’une grande partie de leurs coûts a été externalisée, d’une manière à laquelle le commerçant local n’a pas accès.
Alors, quelle est la réponse ? Je soutiens que nous devons découvrir chez les personnes les motifs qui leur permettent d’affronter ces problèmes par elles-mêmes. Pourquoi font-elles ce qu’ont fait mon père et toutes les personnes avec qui il a travaillé ? Ils se sont installés dans un lieu et l’ont défendu comme leur maison.
Dans le cas des changements climatiques, nous avons été bombardés non seulement de descriptions bruyantes de ce qu’est le problème et de ce qu’il représente, mais aussi de prétendues solutions qui étaient impossibles à mettre en œuvre. Nous sommes tous censés signer des traités internationaux, mais la plupart des États n’ont aucune raison de s’y conformer. De plus, la plupart des pays qui signent les traités n’ont pas d’état de droit qui permettrait à leurs citoyens de les faire appliquer.
Ce genre de folies nous a fait réfléchir. En tout cas, les gens ordinaires se sont dit : « Ce problème est insoluble, je vais m’en détourner. » Je pense que nous avons été bombardés de solutions irréelles et que nous devrions repartir à zéro. Nous devons trouver le moyen de résoudre n’importe quel problème environnemental local, et essayer de projeter la solution trouvée vers le haut, pour l’appliquer aux grands problèmes qui nous font peur. (…)
Matthew Taylor. Comme vous le savez, la « théorie culturelle du risque » (cultural theory of risk) distingue quatre dispositions de base face à un problème :
- La tendance hiérarchique, où on dit : « Ce problème sera résolu par les autorités de façon organisée. » Qu’il s’agisse du secteur privé, du secteur public ou d’autres secteurs, il s’agit de planification stratégique de l’autorité.
- La vision individualiste, qui dira : « Non, ce sera l’ingéniosité individuelle, ce sera la science, la technologie, les marchés, les inventions. Les êtres humains ont résolu des problèmes dans le passé, ils résoudront des problèmes dans le futur. »
- L’égalitarisme, qui dit que nous devons tous devenir végétariens, baisser le chauffage, porter des pulls et changer notre façon de voir le monde et ses satisfactions.
- Le fatalisme, qui dit : « Non, je ne bougerai pas tant que je n’aurai pas de l’eau jusqu’au cou. En attendant, je vais regarder la télévision. »
Je pense que la théorie culturelle du risque soutiendrait que nous avons besoin de solutions disparates. Nous avons besoin de solutions qui prennent tous ces éléments et développent des choses qui exploitent tous les motifs d’action. Vous avez raison, les théoriciens de la culture du risque attaquent Kyoto parce qu’ils disent que c’est une solution égalitaire et hiérarchique. Ce protocole suppose que les gens sont gentils et il dit que les gouvernements les obligeront à faire ce qu’il faut. Il fait ainsi fi de l’individualisme et du fatalisme. N’y aurait-il pas dans votre livre un danger d’exagérer cette dichotomie, quand vous suggérez que seule une solution ascendante fonctionnera ?
Roger Scruton. Oui, vous avez tout à fait raison de dire qu’il y a un danger. Ma préoccupation principale était de présenter la complexité du problème, afin que l’on se rende compte qu’il n’y a pas nécessairement de solutions simples qui peuvent être découvertes et imposées, mais que les vraies solutions émergent. Mais les vraies solutions n’émergeront que si nous activons les bonnes motivations chez les personnes. J’estime que c’est cela qui a été laissé de côté. Les gens ne se sont pas posé la question de savoir ce qui les amène à protéger leur environnement. (…)
Matthew Taylor. Ce n’est pas tant nos attitudes qui ont changé, mais notre façon de vivre. Est-ce la rapidité de la modernité qui sape ces valeurs ?
Roger Scruton. Les personnes sans attache peuvent aussi, pour ainsi dire, rentrer chez elles. Je crois beaucoup à la dialectique hégélienne qui nous dit que nous partons d’un état d’immersion et d’inclusion, entourés de choses qui nous aiment et nous protègent. Puis nous brisons ces chaînes, pour affirmer notre droit d’être la chose odieuse que nous sommes. Pourtant, à un certain stade, l’amour intervient à nouveau et nous emprisonne. Nous revenons graduellement et reprenons possession du monde comme un foyer, plutôt que comme un endroit où nous poursuivrions simplement notre propre avantage. Vous voyez ce phénomène dans votre propre vie, vous le voyez autour de vous. Le grand problème de la modernité n’est pas que ce processus s’est éteint. C’est que l’on met trop l’accent sur la partie du milieu. (…)
Matthew Taylor. Je m’intéresse aux groupes environnementaux locaux, aux villes en transition. J’étais récemment à Todmorden, il y avait ce projet fantastique appelé “Incredible Edible Todmorden” où on plante des herbes, des légumes et des arbres fruitiers dans les espaces publics locaux. Ce sont des projets fantastiques, mais si j’interrogeais ces gens sur leur politique, ils répondraient tous : “Nous allons écraser les multinationales, nous devons élire un gouvernement de gauche qui va imposer des règles…” Ils ne partageraient pas votre vision plus vaste du monde. Même les gens dont vous favorisez l’activisme croient aussi en certaines des actions qui, à votre avis, ont tendance à être contre-productives.
Roger Scruton. Si vous regardez le phénomène dans sa véritable complexité historique, vous vous rendez compte que ces associations activistes à petite échelle n’ont pas toujours milité de cette manière anticapitaliste radicale. Pensez au British Women’s Institute, qui, dans notre région du monde, a été un acteur majeur dans la relance de l’économie alimentaire collective locale et dans le soutien aux agriculteurs dans des actions de justice. Prenez le National Trust : quatre millions de membres. C’est une organisation totalement apolitique. Les gens y adhèrent parce qu’ils pensent que c’est merveilleux que la campagne soit protégée.